Y
a pas un lapin, sur cette route.
C’est vrai qu’il y a pas beaucoup de champs, dans la forêt. Alors
forcément, les carottes…
C’est un peu con, finalement, de s’attendre à voir obligatoirement
surgir des lapins, quand on roule la nuit dans les bois.
C’est pas grave, je regrette pas d’avoir quitté l’autoroute. La vitesse,
je connais, la forêt, je connais moins. Les pointillés blancs,
sur l’autoroute, ils sont toujours pareils. Les arbres, eux, ils sont tous
différents. Enfin, je crois.
C’est peut-être ça, la différence,
entre un gars de la ville et un type de la campagne. Si je répétais
cette pensée profonde à un paysan, tiens, « les arbres,
ils sont tous différents, ils nous racontent des histoires »,
sûr qu’il comprendrait pas, et je mettrais ça sur son manque
de culture. Il s’en fout bien, lui, des histoires. Les arbres, il les
coupe.
Putain, pas un lapin…
Si j’en repère un, crac ! pleins phares, et je lui roule sur la
tronche.
S’il vient à la ville, mon paysan, et que je le surprends à
admirer les bandes blanches, qu’il me sort que les bandes blanches, elles
sont pleines de poésie à ses yeux, j’en penserai quoi, moi,
de mon paysan ?
Bin, qu’il est simple. Que la poésie de la bande blanche, c’est
dans son manque de culture qu’elle se loge, et que c’est bien gentil tout
ça.
Alors, c’est comme ça qu’ils nous voient, les gars de la campagne
? Comme des types gentillets qui manquent de savoir ?
Si je vois un paysan sur la route, crac, pleins phares dans la gueule,
et je l’écrase.
Onze heures. Ca fait quoi, si j’éteins mes
phares ? Il doit faire vachement noir.
Aucun intérêt. Je les rallume. C’est
dans la lumière de mes phares, que se réfugie toute la poésie
de la forêt. Poésie, je te tue. Crac – crac ! T’es là,
t’es plus là.
Merde, je suis con.
Non, mais sérieusement, pourquoi ça me fait ça, les
bois, la nuit ? Ca m’attire, comme le vide, quand je suis haut.
J’ai le vertige de la forêt, en fin de compte.
Pourquoi je m’arrête pas, là tout
de suite ? J’entre dedans, comme ça, tout seul, à pied,
j’en crève d’envie, alors pourquoi je le fais pas ? Là,
maintenant ?
Il y a personne sur cette route, personne à moins de cent lieues,
il fait doux, sous les arbres ça doit être délicieusement
frais, ça serait bien… j’en connais déjà le goût,
ce serait comme de se construire une cabane, sous les draps. Ou comme
de jouer à cache-cache.
Oui, il n’y a personne alentours, mais si quelqu’un venait, je pourrais
me faire surprendre, j’aurais l’air malin, tiens…
Ca fait combien de fois que j’entends ce CD ? Au
moins quatre fois, et c’est seulement maintenant que je m’en rends compte.
Évidemment, mon beauf’ allait pas me tendre les clés de
sa voiture en me disant : « et fais bien attention, hein, le lecteur
de CD, il est auto-repeat ! »
Dans les bois, il y a une femme qui vit. C’est
La dame de la Forêt.
Elle y vit nue, elle a juste un petit pagne pour se couvrir, mais le pagne,
il est tout petit, il lui recouvre juste une fesse. À peine.
C’est quoi, ça ? Non, c’est pas une bête,
juste une feuille.
Si j’essayais de courir torse-nu dans les bois,
la nuit, moi, je serais sûrement écorché de partout
après juste trois minutes. Mais ça n’a rien à voir,
moi, je suis de la ville, je pourrais courir tout nu entre les pointillés
blancs pendant des heures sans me faire mal. Un gars de la campagne, lui,
il peut faire pareil avec des arbres, et c’est bien normal après
tout.
La dame de la forêt, elle a les seins nus.
Des jolis petits seins, un peu fermes et tout chauds, qu’on se plairait
à caresser du dos des doigts. Leur chair est douce, souple ; fragile,
aussi, mais ça c’est pas un problème parce que les branches,
elle les écarte de la main. Pour pas qu’elles puissent atteindre
sa petite poitrine, comme elle court.
Ça a toujours été un mystère, ça, les
anciens parlaient du « mystère de La dame de la Forêt
», parce que quand elle chasse les branches, à pleines mains
ou d’un revers, La dame de la Forêt est toujours gracieuse, dans
son petit pagne qui ne lui recouvre – qu’à peine – sa petite fesse
gauche.
« Té, elle en fait bien, des gesticulations, celle là.
Elle a emprunté ses manières à La dame de la Forêt
! », les anciens disaient. Parfois.
Enfin, il paraît.
Je vais rentrer à Paris, je pourrai plus
le voir en peinture, ce CD. L’entendre. Je pourrai plus l’entendre en
musique ? Je pourrai plus l’entendre, point. Je peux déjà
plus le supporter, en fait, pourquoi je l’arrête pas ? Et pourquoi
je m’arrête pas, là, moi, dans ces bois ?
Pourquoi il n’y a pas de lapins, dans cette forêt ?
La dame de la Forêt, elle est toujours propre, rien ne la salit
jamais. Ça aussi, c’est un mystère. Aucun poil ne pousse
sur ses jambes, aucune poussière n’a jamais fais ternir l’éclat
de sa peau, elle est toujours douce et chaude et l’on pourrait embrasser
n’importe quelle partie de son joli corps sans jamais se salir. Sauf la
plante de ses pieds : on n’a jamais bien su par quel miracle, la corne
ne lui vient pas aux pieds. Mais la poussière et la saleté,
oui. Seulement sous les pieds, et ça lui donne un petit côté
grivois et mystérieux.
Non, juste une feuille morte – pas même une
grenouille.
Dans un million d’année, si les routes de campagne et les automobilistes
existent encore, Darwin sera passé par-là et la défense
naturelle des lapins sera de se faire passer pour des feuilles mortes.
Crac, pleins phares, j’accélère, feuille morte, ta dernière
heure a sonné ! Yahaa !
Je l’ai eue, je crois qu’elle est raide. Me voilà
assassin, j’ai tué une feuille morte – aucun témoin aux
alentours. Si l’on m’interroge, je répondrai qu’elle a dû
se blesser en faisant une mauvaise chute.
Bon, c’est décidé. Je m’arrête. J’arrête ce
CD de merde, aussi, et je m’arrête pour pisser. J’ai pas envie de
pisser, mais je pourrai toujours faire comme si, si quelque paysan
venait par-là et me surprenait, moi, moi et mes trente balais,
occupé à me faire des frissons tout seul en contemplant
le spectacle de la forêt, dans la nuit. « Ça va l’ami
? Ahah, je pissais », je dirai.
Ça fait du bien, de pisser. C’est dingue,
j’aurais jamais imaginé que phares éteints, la nuit pourrait
être aussi claire.
J’ai fermé les yeux, en pissant. J’ai décontracté
mes épaules, et j’ai senti la fraîcheur de la nuit, sur ma
peau, et le picotement de la vie dans tout mon corps. Ce picotement, c’était
comme un orgasme. C’est trop con qu’il y ait eu soudain ce bruit dans
les arbres. Ca m’a fait ouvrir les yeux, et j’ai pu voir des milliers
d’insectes volants autour de moi. Tout petits, mais je les ai imaginés
se poser sur ma queue. Attirés par l’odeur de l’urine, oui, probablement.
J’ai alors décidé que ma voiture était dangereusement
garée, si l’on venait, et c’est là qu’en faisant demi-tour
j’ai marché sur une branche morte que j’ai immédiatement
prise pour une vipère.
Je regrette pas d’avoir arrêté l’autoradio.
Bien sûr, le moteur fait un peu de bruit, mais il ne me cache pas
le silence de la nuit. Le silence de la nuit, sans mon moteur, ça
serait les bruits de la forêt. C’est comme ça, c’est la vie
: de la lumière de mes phares naît la poésie nocturne
de la forêt, mais les bruits de mon moteur se font tueurs des musiques
de cette même forêt.
Je vais pas bien, moi, je délire dans ma tête.
C’est ma sœur, elle est folle. Elle se raconte des histoires, tout le
temps.
La dame de la Forêt, elle, elle pourrait
pas même raconter sa propre histoire. Elle sait pas écrire,
elle ne sait même pas parler. Forcément, puisqu’on ne lui
a jamais enseigné. Elle a bien tenté, quelque fois, d’aller
en ville. Mais ça, c’est une autre histoire. Et elle-même
ne saurait la raconter, cette histoire.
Ça a sauté, je suis pas dingue !
Une grenouille ! Ou un crapaud, je sais pas. Ça a sauté
! Là, devant !
C’est peut être pour ça, qu’il y a pas de lapins, dans cette
forêt pourrie. Ils ont croqué les crapauds, en les prenant
pour des carottes, et ils se sont tous intoxiqués.
Prochain truc qui saute sur cette route, je me le fais. Là ! Encore
un ! Pleins phares, crac ! Je l’ai eu ? Je crois, oui.
Les première fois qu’elle est allée
en ville, La dame de la Forêt, c’était la nuit. Elle avait
dormi, comme à son habitude, sur le flanc, ses jambes croisées
et écartées comme pour lui éviter de rouler, avec
ses bras croisés sous sa tête pour tout oreiller, avec son
petit bout de tissus tout juste capable de masquer sa fesse supérieure
– et encore, avec ses petits seins chauds appuyés sur le tapis
de feuilles mouillées par la rosée, ses cheveux étalés
tout autours d’elle, elle était jolie comme tout, elle avait dormi,
et puis elle s’était éveillée.
Et puis elle est partie en ville. Bien sûr, elle était incapable
de se dire « ils ne verront pas que je ne suis pas des leurs, je
leur ressemble, après tout » puisqu’elle ne parle pas, pas
même à elle-même, mais c’était là son
idée. Elle a un langage à elle, La dame de la Forêt,
un langage fait d’images et de sentiments, d’instincts, aussi, et c’est
comme ça qu’elle pense. Et dans ce langage là, elle se disait:
« et puis, je suis habillée, moi aussi ; ils ne me remarqueront
pas. »
Elle a lavé son petit pagne, puis l’a bien ajusté sur sa
fesse pour ne pas avoir l’air négligée, puis d’un pas gracieux,
elle est partie en ville.
Combien il a pu tuer de lapins, mon père,
dans sa vie ? Des dizaines, peut-être même une… non, deux
centaines ? Et moi ? Que pouic, pas un lapin, jamais. Deux feuilles mortes,
et peut-être un crapaud, ce soir.
Je suis nul.
Si je vois un lapin, merde, je me le fais. Au moins une fois dans ma vie,
je me fais un lapin à la voiture, comme papa.
Où j’en étais ?
Elle est partie en ville, son petit pagne ondulant
au vent, ne cachant rien de ses jolies fesses rondes et musclées.
C’était tôt le matin, il n’y avait personne dans les rues.
Elle a regardé les vitrines des magasins, comme on visite un musée,
et puis en transparence elle pouvait voir son reflet, ça l’amusait,
elle se mettait en surimpression des choses qu’elle voyait : son joli
minois lui souriait entre deux horloges, elle chevauchait des écrans
de télévision éteints, elle reculait pour voir son
reflet entrer dans des boutiques aux portes fermées…
C’est là qu’en reculant, elle a buté sur le vieux Fernand.
Il épiait son petit manège depuis un moment, du haut de
sa fenêtre, puis il est descendu. La dame de la Forêt s’est
retournée, elle ne connaissait pas les excuses mais elle était
désolée, et Fernand lui a saisi les seins à pleines
mains. Elle l’a poussé, il est tombé et s’est tué
sur le coup, un large sourire imprimé sur son visage.
Puis, la ville s’est éveillée doucement, et La dame de la
Forêt a préféré partir, rejoindre sa forêt
avant que d’autres gens ne viennent lui attraper les seins.
Elle ne pouvait chasser la ville de son esprit.
Plusieurs semaines s’étaient écoulées, et un raisonnement
avait mûri dans l’esprit de La dame de la Forêt : pour aller
en ville sans se faire reconnaître comme une intruse, elle devrait
cacher ses seins, les protéger, comme cette femme qu’elle avait
vue, en affiche, dans ce magasin de pagnes de tissus blancs et noirs et
roses, qui se les recouvrait de demi-noix de coco en souriant.
Nul n’a jamais su comment La dame de la Forêt
a pu trouver une noix de coco dans cette forêt de la creuse, c’est
un de ces mystères que l’on n’explique pas. Pas plus que l’on n’explique
comment elle s’y est prise pour couper la noix en deux parts égales
et régulières, qui justement correspondaient aux dimensions
de ses seins doux et chauds.
Elle est arrivée en ville un peu plus tard que la dernière
fois : elle avait tardé à se préparer, et il lui
avait fallu attendre que le soleil de septembre finisse de sécher
son petit pagne, qu’elle venait de laver.
Il y avait déjà des gens dans la ville. Quelques rares voitures,
que La dame de la Forêt faisait mine d’ignorer pour ne pas se faire
remarquer. Elle s’est engagée dans la grande rue, certaine que
son assurance lui servirait à mieux se mêler aux passants.
Sa démarche était plus gracieuse que jamais, ses petits
pieds coquins foulaient l’asphalte en faisant danser ses hanches rondes
et généreuses, son petit pagne était cette fois ci
bien ajusté et de sa fesse gauche, on ne pouvait que deviner la
courbe et voir la naissance au pli de sa cuisse. Elle se tenait bien droite,
comme à son habitude, et son petit ventre était tout ferme,
tout chaud tandis qu’elle croisait les premiers passants. Elle tenait
une demi-noix de coco dans chaque main, fermement pressées contre
ses seins pour parer aux éventuelles agressions et ne pas se faire
remarquer.
Des gens la regardaient. Elle a accéléré le pas,
en se demandant, dans son langage fait d’images, quelle pouvait bien avoir
été son erreur, mais elle ne voyait pas. Plus loin, c’était
plus calme. Et puis, il y avait des vitrines ; elle pourrait regarder,
encore, jouer avec son reflet quelques instants avant de regagner sa forêt,
peut-être pour y rechercher une noix de coco moins voyante…
C’est alors que des gens sont apparus, autour de son reflet. Ils n’étaient
pourtant pas dans le magasin, où étaient-ils ? Les mains
sur ses demi-noix de coco, La dame de la Forêt cherchait à
comprendre. Elle n’était pas bête, non, mais elle manquait
simplement d’expérience avec les miroirs : les seuls reflets qui
lui étaient familier, c’était ceux qu’elle pouvait voir
dans l’eau. Et derrière elle, on y voyait toujours les même
choses immobiles : le ciel, des arbres, la lune, parfois, des gens, jamais.
C’est en décidant de partir que tout s’est assemblé dans
son esprit, quand elle s’est retournée. Elle a compris les reflets,
et elle a compris qu’elle était cernée. Des mâles,
jeunes, qui ne portaient pas de noix de coco, juste des grands pagnes
qui leurs couvraient tout le corps. Ils émettaient des sons étranges,
la pointaient du doigt, en particulier ses noix.
L’un d’eux lui saisit un bras, puis tira. Elle est forte, La dame de la
Forêt, féminine et jolie, mais forte. Elle résista
– elle savait qu’il lui faudrait défendre ses noix coûte
que coûte, protéger ses seins. Ils s’y mirent à
deux, mais elle résistait toujours. C’est alors qu’une jeune femelle
s’approcha. Elle était des leurs. Elle émit elle aussi des
sons étranges avec sa bouche, puis ses mains s’approchèrent
de la jolie taille, douce et menue, de La dame de la Forêt. Et les
chatouilles commencèrent.
Ce fut une révélation en même temps qu’une frayeur
pour notre dame de la Forêt : on ne l’avait jamais chatouillée
auparavant. Elle n’avait jamais ri, non plus – pourquoi l’aurait-elle
fait ?
Les autres aussi se sont mis à rire, et deux demi-noix de coco
ont volé en l’air, et ses jolis seins chauds de La dame de la Forêt
ont jaillit au vent.
Il est dix heures du soir, ça fait une heure
que je marche dans cette rue, le long de cette bande blanche, et elle
ne m’a toujours pas raconté la moindre histoire.
Ça doit être parce que je ne suis pas de la campagne ; la
ville ne peut rien me raconter.
La campagne, je peux toujours y retourner, en train, mais pour moi, les
balades en voiture dans la forêt, la nuit, c’est fini. Ils m’ont
retiré le permis à vie, pour ce randonneur que j’ai tué.
Ses copains étaient unanimes : « au lieu de freiner quand
il nous a vus, ce malade a même allumé ses pleins phares
avant d’accélérer. »
Je ne saurai jamais ce qu’a fait La dame de la Forêt, après.
Les gens de la ville sont méchants, ils la chatouillent pour qu’elle
retire ses demi-noix de coco, mais après ? Je crois que je ne le
saurai jamais, parce que cette stupide bande blanche a décidé
de garder le silence.
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