Page précédentePage suivanteRetour à la page d'accueilPersonne m'écrit jamais...


Débranchez l’internet


Je n’aime pas l’avenir que nous nous préparons. Plus j’y pense, et plus je le déteste. Tous les outils dont j’ai rêvé ces quinze dernières années finissent de naître pour se mettre à ma portée, et ma principale activité consiste maintenant à m’assurer que j’en maîtrise bien l’usage, et que tout est soigneusement réglé et disponible comme je l’entends.
C'est le Einstein de Microsoft, sur un fond Linux. Comme ça, y a pas de jaloux.

Dans mon ordinateur, ici, chez moi, j’ai le petit Robert de français, le Larousse français-anglais, un Atlas mondial, une Encyclopédie, un outil de traduction directe à l’écran, un tableur capable d’exécuter pour moi les calculs les plus complexes, un simulateur financier, un traitement de texte prêt à corriger la moindre de mes erreurs, et pour clore le tout, un accès permanent à l’internet, ainsi que l’expérience – hélas – nécessaire à faire fonctionner tout cela en bonne harmonie et en tirer le meilleur parti.

Une publicité télévisée nous montre un gamin qui déconcerte son grand-père en lui prouvant grâce au web que celui-ci ment en prétendant avoir joué dans une équipe de football célèbre durant sa jeunesse.

Hier je montrais à mon père l’utilisation pernicieuse des cookies que peuvent avoir certains gros sites comme Yahoo! Ou Voila : on s’enregistre pour figurer dans l’annuaire, on se crée un profil d’utilisateur sur les pages blanches ou l’annuaire d’email, et pendant ce temps le site pond son cookie dans l’ordinateur. Cinq minutes plus tard, on va sur le moteur de recherche, et dès lors ce n’est plus un « bonjour ! » mais un « bonjour Pascal ! » qui nous salue gaiement pour accueillir la mort de notre vie privée. À partir de là, une simple recherche sur les achats d’appartement influencera secrètement la nature des publicités qui s’inscriront sur mon écran dans les jours à venir. Que j’aie la faiblesse de cliquer sur l’un de ces bandeaux, et je pourrai recevoir un coup de fil chez moi, dans la demi-heure, de la part d’une agence immobilière proche de mon domicile. Tout ça parce qu’un identifiant unique, un simple chiffre, a été enregistré dans mon PC pour faire le lien entre ce dernier et moi.

Aujourd’hui je surfe sur le Web, et mon navigateur se lance soudain dans une boucle folle à charger des fichiers sur « akamai.net », qui n’a rien à voir avec la page sous mes yeux. Je redémarre, et plus tard dans la journée, je note de nouveau un chargement sur akamai. La mémoire me revient : Aureate. Je vérifie : oui, Aureate a encore trouvé son chemin dans mon PC, malgré mon habituelle prudence et le firewall qui protège ma connexion.

Aureate est un parasite très réputé et tout à fait légal, installé automatiquement par des centaines de programmes du commerce. Il enregistre un identifiant unique dans mon PC, comme dans l’exemple plus haut. Ensuite, il examine toutes mes habitudes informatiques, les sites sur lesquels je vais, et envoie toutes ces statistiques dans mon dos aux partenaires de « akamai ». En apprenant à me connaître, le virus charge doucement des bannières publicitaires dans mon PC, pour les imposer à ma vue sans même avoir à les télécharger. Et comme Aureate utilise le navigateur pour exécuter sa triste besogne, difficile de le bloquer dans le firewall.

C'est le Einstein de Microsoft, sur un fond Linux. Comme ça, y a pas de jaloux.

Ce soir j’ai envie d’écrire mon angoisse à propos du futur que nous nous construisons, j’intitule l’article « débranchez l’internet », et mon traitement de texte me souligne « internet » parce que je ne lui ai pas mis de majuscule. Comme il ne m’en impose pas pour « téléphone » ou « télévision », j’appellerai cela sans hésiter de la concurrence déloyale. La guerre est déclarée ; demain, à la télé, on verra peut-être Télévision s’écrire avec une belle capitale pour répondre à l’agression ? (j’ajouterai qu’un tel souci du détail dans un traitement de texte qui tente vainement de m’imposer un s à la fin de « j’appellerai » frise vraiment le ridicule)

Mon ordinateur a remplacé ma chaîne hi-fi. J’ai compressé tous mes CD en mp3, et j’ai rangé le tout sur mon disque dur. Des centaines d’heures de musiques accessibles instantanément. Comme le tout est trié par genre musical, mon PC, branché à l’ampli dans mon séjour, est maintenant capable de colorer selon mon humeur un après-midi de rock doux ou une soirée de musique d’ambiance en ordonnant les morceaux aléatoirement.

Mes albums photos, aussi, ont disparu : toutes les images de famille sont en mémoire, scannées en très haute résolution pour affronter l’avenir sans inquiétude, immunisées à tout jamais contre les déchirures sentimentales dont sont souvent victimes leurs cousines sur papier.

J’ai aussi un lecteur de DVD dans mon PC, mais je ne l’ai jamais beaucoup utilisé. Et je ne l’utiliserai certainement jamais, car le DivX est arrivé : le dernier bastion est tombé, les ordinateurs maîtrisaient l’image fixe et les sons en très haute qualité depuis des années, seule l’image animée résistait encore à la puissance des microprocesseurs. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, et si je choisis la voie de l’illégalité, je peux d’ors et déjà imaginer que dans un an ou deux, j’aurai un disque de 300 giga octets consacré aux films : il renfermera une vidéothèque de 500 longs-métrages, tous accessibles grâce à un simple clic de souris, en une qualité sonore et visuelle bien supérieure à celle de la télévision.

Que reste-t-il à conquérir, pour les ordinateurs aujourd’hui ? Très peu de choses, en fin de compte. Les films maîtrisés, c’est le but ultime enfin atteint. Le Mpeg va évoluer, mais c’est sans importance. Car 4 Mo pour un morceau de musique, 700 Mo pour un film, c’est bien. On fera mieux, mais ce ne sera pas une révolution, car la révolution est passée et le plus incroyable est déjà derrière nous. Où va donc aller l’évolution maintenant ? Vers la stabilité et le confort pour ce qui est des logiciels et système d’exploitation, vers l’habituelle escalade en ce qui concerne les matériels, et vers une débauche de gros œuvre pour les connexions du net.

C'est le Einstein de Microsoft, sur un fond Linux. Comme ça, y a pas de jaloux. Le dernier gros pas de l’internet sera franchi, en termes de connexion, lorsque je pourrai envoyer un film à ma sœur en dix minutes, et qu’en parallèle on verra des promotions sur les douilles d’ampoules électriques configurables en dhcp dans le supermarché du quartier.

Les matériels, eux, faisant face à une demande grandissante, continueront d’évoluer dans les proportions incroyables qu’on leur connaît. Gageons que mon disque dur de 300 Go, dans deux ans, je le paierai mille francs chez l’épicier du coin. Etc.

Mais le plus intéressant à mon sens, aujourd’hui, est de penser à l’évolution des logiciels et des systèmes d’exploitation. Car eux n’ont plus rien de majeur à inventer. La reconnaissance vocale est en passe d’atteindre la perfection. Elle l’était déjà il y a deux ans, pour peu que l’on consacrât deux heures à la phase d’apprentissage. Aujourd’hui, dix minutes suffisent, et même si tout n’est pas encore absolument parfait, là encore, le plus incroyable est derrière nous : on dicte, sans hachurer son discours, et l’ordinateur écrit, corrigeant au passage la grammaire et l’orthographe, en soignant la ponctuation. On pense à voix haute, et les commandes s’exécutent. Le seul obstacle réel subsistant à la reconnaissance vocale en standard sur tous les ordinateurs, hormis le problème de la localisation (difficile de sortir en simultané des versions d’un même logiciel développé pour des langues à constructions et philosophies aussi différentes que l’Anglais, le Français, et le Japonais par exemple), est la stabilité du système d’exploitation.

La reconnaissance vocale est quasiment mûre et n’attend plus que des logiciels suffisamment stables pour l’héberger. Et nul doute que les efforts vont se concentrer dans cette direction ; toutes les technologies majeures étant maintenant disponibles sous forme de modules stables et indépendants, ne reste plus qu’à développer le noyau qui saura les faire coexister sans exiger de son utilisateur les cinq années de pratiques aujourd’hui nécessaires à leur utilisation.

Des années vont s’écouler avant qu’un tel noyau voit le jour. Il est en effet difficile aujourd’hui – voire impossible – d’imaginer un système d’exploitation qui puisse combiner toutes ces technologies en garantissant à l’usager une fiabilité comparable à celle d’un téléviseur, et qui permette à cet utilisateur d’adapter son environnement de travail à ses besoins, sans pour autant exiger qu’il fût ingénieur.

Paradoxalement, il faudra beaucoup plus de temps pour créer un environnement d’exploitation répondant aux besoins du grand public qu’il n’en aura fallu pour développer les plus spectaculaires applications de traitement de l’image et du son. C'est le Einstein de Microsoft, sur un fond Linux. Comme ça, y a pas de jaloux.

Ce chantier du siècle pourrait s’accélérer, au détriment des utilisateurs, si un système d’exploitation devenait le standard unique et monopolistique : on pourrait alors imaginer, dans un contexte Orwellien, que chaque logiciel développé pour ce noyau doive répondre à des impératifs très stricts et être certifié selon des normes médicales avant d’être mis à disposition du public par quelque moyen que ce soit… un système de clé qui n’autoriserait le logiciel à s’installer sur votre machine qu’après avoir reçu le sésame de l’éditeur, ce qui résoudrait le problème des « petits » logiciels dégotés sur le Web ou sur des CDs de magazines, mais tuerait la création dans l’œuf et aurait pour terrible résultat de confier toutes nos informations à une entité mondialisée et unique.

Les « petits » programmeurs ont prouvé, ces dix dernières années, leur aptitude à suivre l’évolution. Il n’est aucune amélioration de Windows ou du Mac qui n’ait été suivie ou dépassée par les développeurs pourtant en majorité indépendants de Linux. Aucune grande invention émanant de géants de l’informatique qui n’ait été concurrencée par le produit de petites start-up. Et il n’y a pas de raison que cela change, pourvu qu’on ne décrète pas la concurrence illégale. Si demain un grand éditeur nous propose enfin le système d’exploitation utopique qui ne plante jamais et se configure tout seul, on peut être certain que ce système ne sera unique que l’espace de quelques mois.

Les objectifs majeurs que sont la gestion de l’image, du son et de la communication, la portativité, la banalisation, le libre accès au « haut débit », tous ces rêves d’hier arrivant à leur terme, les programmeurs vont enfin pouvoir se consacrer sérieusement à ces chimères surgies du futur et qui nous effraient tant.

Les années à venir vont nous apporter des améliorations de l’existant, pour commencer. Les systèmes d’exploitation vont s’améliorer et se stabiliser. Les prix vont se maintenir, mais la puissance va continuer à aller grandissante. Les guerres des standards vont continuer, l’image va s’affiner, des nouvelles lois vont naître pour tenter de protéger les auteurs, et l’on peut raisonnablement prédire au couple Mpeg – CD le même avenir qu’aura connu la cassette dans les années 80 (la cassette audio n’a pas tué les studios de musique, la cassette vidéo n’a pas tué Hollywood, le CD enregistrable n’a pas tué les éditeurs de jeux, et le téléphone n’a pas tué le bar du coin).

Et ensuite ? L’ensuite… on peut s’en inquiéter. Peut-être les années 10 verront-elles un ralentissement de la poussée technologique. Le contenu prendra le pas sur le contenant dans l’économie mondiale ; on utilisera l’existant pour lui faire afficher de nouveaux sons, de nouvelles images, et le consommateur réduira son budget équipement au profit du loisir pur, affiché sur des systèmes banalisés arrivés enfin à maturité.

Et que feront les laboratoires de recherche, pendant ce temps ? Leurs fonds seront avant tout ceux du commerce : plus de moyens pour étudier et ficher les consommateurs, donc, identifier leurs besoins, surveiller leurs moindres habitudes, croiser les banques de données, cibler le client de sorte que chaque publicité vise juste et touche en plein cœur. Ces même systèmes à la disposition du citoyen lambda, les gros investisseurs les auront à la puissance dix, et avec la généralisation des fichiers informatiques, les risques iront grandissants.

Tout ce qui n’est pas interdit par la loi est autorisé, tel est le credo qui régit les entreprises commerciales. Oui, il serait moralement gênant d’utiliser les résultats d’un test génétique, par exemple, pour calculer le coût d’une assurance sur la vie, voire la refuser. Mais si cela était permis légalement, les sociétés d’assurances le confessent déjà : elles le feraient sans hésiter. Croiser les bases de données est une chose, traiter ces données en est une autre, et la puissance de calcul de demain permettra de gérer toutes ces informations en temps réel. Qu’un proche meure du cancer, et l’on se verra proposer des assurances, des remèdes miracle, des vacances dans sa boîte aux lettres. Les licenciés du matin pourront recevoir l’après-midi même des solutions miracles à leurs problèmes financiers à venir.

C'est le Einstein de Microsoft, sur un fond Linux. Comme ça, y a pas de jaloux. Il n’y a aucune limite au trop loin, et ceux qui pensent que ce n’est pas pour tout de suite se trompent : c’est aujourd’hui que s’ouvrent les portes du trop loin.

Vous croyez souscrire un abonnement auprès d’un Fournisseur d’Accès à l’Internet, regardez sa raison sociale : « cabinet d’études de marché », par exemple. Car une grande partie des revenus de ces FAI est l’étude de vos habitudes, et la revente de ces informations à des sociétés commerciales. Croisez toutes ces bases de données gigantesques grâce à un identifiant unique tel que votre numéro de sécurité sociale, et 1984 est là. Un simple chiffre, et l’on saura tout de vous, de vos revenus, vos habitudes de consommation, de loisir, vos goûts sexuels mais aussi votre santé, vos antécédents familiaux, votre propension à répondre aux publicités pour gogo…

Gageons que nombre des informaticiens de demain – directement ou indirectement – travailleront à cela, à veiller sur notre consommation. Et les autres, les purs ? Foutre si je le sais. En admettant que dans vingt ans, ce que nous attendons aujourd’hui des ordinateurs soit devenu une réalité, il ne restera plus aux ingénieurs qu’à inventer – inventer réellement s’entend, et par là même créer des besoins tout neuf. Après avoir su flatter nos yeux et nos oreilles, il faudra s’attaquer à l’odorat, au toucher, au goût… et ne resterons plus à créer que ces inventions qui éveillent tous nos fantasmes : l’intelligence artificielle, qui pour l’instant bredouille. La robotique, la banalisation de la domotique… tout cela est à notre porte. Quand nos petits-enfants appelleront la sécurité sociale ou le centre des impôts, leur principal interlocuteur sera un automate – on y travaille déjà, et dans vingt ans, cela fonctionnera certainement très bien.

On opère aujourd’hui des défauts de la cornée à l’aide de faisceaux laser pilotés de bout en bout par ordinateur – un humain ne saurait le faire. Les chirurgiens ont accès à des demi-robots qui corrigent leurs tremblements et interdisent les erreurs ; le tout peut même déjà être fait à distance. Que sera la chirurgie de demain ? L’informatique évolue, mais elle n’est pas seule à évoluer : toute la science progresse, prise dans une boucle infernale. La génétique aura bien avancé dans vingt ans, et son mariage – déjà consommé – avec l’informatique pourra apporter bien des surprises.

Tout comme on ne savoure jamais son bonheur, je crois que l’on pense mélancoliquement au futur sans réaliser que nous y avons déjà les deux pieds. Nous nous préparons probablement une vingtaine d’années fantastiques, où tout va évoluer, mieux fonctionner, se banaliser, où l’accès à l’information va devenir proprement infini. Mais le monde dans lequel vont naître nos petits-enfants, je n’ose même pas l’imaginer.

On détruit aujourd’hui des sites issus du rêve industriel des années soixante dix, mais on ne détruira jamais les réseaux d’informations et les bases de données conçues à la fin du vingtième siècle : ils évolueront, se stabiliseront, puis se régulariseront pour transformer les individus en des masses de consommateurs eux-même soigneusement étudiés et régulés, bien pires que tout ce qui pouvait être imaginé dans les années soixante-dix. Et la vérité est que l’on se prépare un avenir de merde.

C'est le Einstein de Microsoft, sur un fond Linux. Comme ça, y a pas de jaloux.

Page précédentePage suivante